04/06/2025
Vers une taxe sur le carbone ajouté
François ECALLE
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Cette note s’appuie principalement sur un rapport d’octobre 2023 du conseil national de productivité, rattaché à France Stratégie, intitulé « bilan des crises, compétitivité, productivité et transition climatique » qui recommande notamment la création d’une « contribution carbone sur les produits finis ».
La taxe carbone et le marché européen de quotas d’émission de gaz à effet de serre sont des instruments plus efficaces que les réglementations et les subventions pour lutter contre le changement climatique, surtout pour la France compte-tenu de sa situation budgétaire et de l’inflation normative qui y sévit. Ils ont cependant pour inconvénients de dégrader la compétitivité des entreprises et d’inciter à une délocalisation des émissions de carbone hors de l’Union européenne. Le mécanisme d’ajustement aux frontières de l’Union en cours de développement ne peut compenser que partiellement cette perte de compétitivité et ces fuites de carbone.
Or les entreprises européennes de plus de 250 salariés sont désormais obligées de tenir une comptabilité carbone. Une généralisation de cette comptabilité et des factures faisant apparaître le contenu en carbone des produits vendus permettrait de mettre en place une taxe sur le contenu en carbone des produits au moment de leur consommation finale. Les produits importés seraient ainsi taxés comme les produits nationaux et les exportations ne seraient pas touchées. En poussant le raisonnement un peu plus loin et à plus long terme, on pourrait envisager une taxe carbone analogue à la TVA avec paiement de la taxe par l’acheteur au vendeur qui la reverse à l’Etat en se faisant rembourser la taxe payée sur ses propres achats. Les petites entreprises pourraient être exemptées comme avec la franchise de TVA.
Une telle « taxe sur le carbone ajouté » (TCA) pèserait sur le pouvoir d’achat des ménages, surtout sur celui des plus modestes, comme la TVA. Les recettes supplémentaires devraient donc être, pour une large part, affectées au financement de mesures de compensation. Sa mise en œuvre suppose en outre que la comptabilité carbone des entreprises soit fiabilisée, harmonisée et généralisée sans que le coût de sa mise en œuvre dans les entreprises ne soit excessif.
Une telle réforme ne permettrait pas de beaucoup augmenter les recettes publiques, après compensation des ménages modestes. Mais, en leur faisant payer le prix du carbone, elle inciterait les ménages et entreprises à décarboner leur consommation et leur production, ce qui permettrait de réduire les subventions et réglementations visant la décarbonation de l’économie.
A) Les avantages et inconvénients de la taxe carbone
Le rapport de 2023 de Selma Mahfouz et Jean Pisani-Ferry sur les « incidences économiques de l’action pour le climat » montre que les dépenses publiques supplémentaires nécessaires pour respecter nos engagements relatifs à la lutte contre le changement climatique devraient être comprises entre 1,0 et 1,5 % du PIB à l’horizon de 2030.
Pour estimer ces dépenses, les auteurs de ce rapport supposent que la taxe carbone instaurée en France en 2014 ne sera pas majorée et que le marché européen de quotas d’émission de carbone sera seulement étendu à de nouveaux secteurs comme prévu par la réglementation européenne en vigueur, avec un prix limité à 100 € par tonne de carbone (45 € pour les nouveaux secteurs) alors que le prix minimal requis pour respecter nos engagements est de 256 € selon un rapport de 2025 de France Stratégie.
Or donner un prix aux émissions de carbone, en créant une taxe ou un marché de quotas d’émission (avec allocation initiale payante de ces quotas), est une meilleure solution que réglementer ou subventionner pour répartir efficacement les efforts de réduction de ces émissions. En effet, les contraintes réglementaires tiennent rarement compte du coût de la décarbonation spécifique à chaque agent économique et les subventions donnent le plus souvent lieu à des effets d’aubaine (la réduction des émissions aurait eu lieu sans elles). Si les entreprises et ménages doivent payer un prix pour chaque tonne de carbone émise, ils réduisent leurs émissions tant que le coût marginal de la décarbonation est inférieur à ce prix. L’effort de décarbonation réalisé par chaque agent dépend donc de son coût et l’effort global est ainsi efficacement et équitablement réparti.
En outre, les coûts de gestion des réglementations et des subventions, pour les administrations et les autres agents concernés, sont généralement plus élevés que ceux d’une taxe ou d’un marché de quotas. Surtout, la taxation et les marchés de quotas avec allocation initiale payante génèrent des recettes fiscales alors que les subventions ont un coût budgétaire.
Compte-tenu de la situation des finances publiques françaises et des efforts considérables requis pour seulement stabiliser la dette publique à son niveau actuel (environ 4 points de PIB par des hausses d’impôt ou des économies sur les dépenses), cet argument budgétaire est primordial.
L’inflation normative qui sévit en France (le nombre de mots du code de l’environnement a doublé depuis 2010) invite aussi à préférer la taxation à la multiplication des contraintes réglementaires.
Les nombreux dysfonctionnements de MaPrimRénov’ et des diagnostics de performance énergétique illustrent ce constat.
La taxation du carbone émis par les entreprises a cependant pour effet d’accroître leurs coûts et de réduire leur compétitivité au profit de leurs concurrents étrangers. Il en résulte non seulement des pertes d’activité et d’emplois mais aussi un transfert des émissions de carbone de la production nationale vers la production dans les pays où le prix du carbone est plus faible. Du fait de ces « fuites de carbone », les émissions au niveau mondial peuvent ne pas diminuer.
Pour limiter ces effets indésirables, l’Union européenne a mis en place un « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (MACF). Il consiste à taxer les importations de biens industriels qui sont soumis en Europe à des quotas avec allocation payante en fonction de leur contenu en carbone. Celui-ci étant difficilement mesurable, cette taxe est en pratique calculée, avec beaucoup d’approximations, en retenant le contenu en carbone des produits européens équivalents les plus décarbonés. Pour ne pas donner à nos partenaires commerciaux l’impression d’ériger une barrière protectionniste, l’Union européenne ne peut étendre que très progressivement ce mécanisme et adopter un mode de calcul de la taxe qui ne paraisse pas pénaliser excessivement les importations.
Le conseil national de la productivité souligne dans son rapport de 2023 que cette taxe carbone aux frontières ne compensera que partiellement (environ 40 %) le handicap de compétitivité des entreprises européennes au regard des importations venant de pays faisant moins d’efforts et qu’elle dégradera leur compétitivité à l’exportation dans la mesure où les intrants de la production européenne seront plus chers. En conséquence, les investissements des entreprises dans la décarbonation de leurs activités ne seront pas assez rentables.
Des travaux réalisés pour la Commission européenne montrent que 40 % de la réduction des émissions de carbone sur le territoire européen pourraient être compensés par une augmentation des émissions dans le reste du monde.
La poursuite de la hausse du prix du carbone pourrait donc avoir des effets très négatifs sur les capacités de production, surtout industrielles, en Europe sans pour autant que les émissions de carbone soient fortement réduites à l’échelle mondiale.
B) La taxe sur le carbone ajouté
Le conseil national de la productivité formule dans son rapport des propositions visant à tarifer le carbone sans réduire la compétitivité en partant de l’obligation que les entreprises européennes ont déjà de tenir une comptabilité carbone quand elles ont plus de 250 salariés à partir de 2025. Une généralisation de cette comptabilité et un affichage du contenu en carbone des produits au stade du commerce de détail permettrait d’abord aux consommateurs soucieux de l’environnement de choisir les produits les moins carbonés à prix identique ou voisin.
Ce rapport propose surtout de mettre en place une taxe sur le contenu en carbone des produits au moment de leur consommation finale, qui pourrait remplacer la taxe carbone actuelle, le marché européen de quotas d’émissions et le MACF. Les produits importés seraient taxés comme les produits nationaux au stade du commerce de détail et les exportations ne seraient pas touchées. Cette taxe carbone ne dégraderait donc pas la compétitivité des entreprises européennes tout en étant compatible avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce du fait de sa nature de taxe sur la consommation. Pour en réduire le poids, les entreprises non européennes exportant dans l’Union européenne seraient incitées à décarboner elles aussi leur production. Le problème posé par les fuites de carbone hors de l’Europe serait ainsi fortement atténué.
Les simulations présentées dans ce rapport et dans un document de travail de l’Organisation Mondiale du Commerce montrent que cette mesure aurait un fort impact à la baisse sur les émissions de gaz carbonique, dans l’Union européenne et dans le reste du monde.
Une taxe sur la consommation finale pose toutefois toujours des problèmes pratiques de mise en œuvre car le personnel de caisse des magasins peut difficilement savoir si les clients sont des personnes physiques achetant pour leur propre consommation et soumises à la taxe ou des dirigeants et salariés d’entreprises achetant pour leur compte et non soumis à la taxe. C’est une des raisons pour lesquelles la TVA a été créée en France et adoptée dans presque tous les pays de l’OCDE.
On pourrait donc envisager à plus long terme une taxe carbone analogue à la TVA : paiement de la taxe par l’acheteur au vendeur qui la reverse à l’Etat en se faisant rembourser la taxe payée sur ses propres achats (en suivant le même circuit que la TVA) ; taxation du contenu en carbone des importations sur le modèle du mécanisme aux frontières actuel ; exonération de taxe à l’exportation. Les petites entreprises pourraient être exonérées comme avec la franchise de TVA.
Une telle taxe carbone aurait, comme la TVA, un impact inflationniste, ce qui pourrait dégrader la compétitivité à travers les hausses de salaires qui en résulteraient. Mais les mesures alternatives (taxe carbone actuelle, quotas de carbone, normes environnementales, dépenses publiques) ont aussi des effets inflationnistes.
C) Les conditions de réussite
Une telle taxe sur le carbone ajouté, ou seulement sur le contenu en carbone de la consommation finale dans une première étape, reposerait sur la comptabilité carbone des entreprises. Or les méthodes utilisées actuellement par les entreprises pour tenir cette comptabilité sont multiples et souvent trop frustes. La première condition d’une telle réforme est donc la généralisation en Europe de méthodes comptables harmonisées, plus fiables mais sans être trop coûteuses à mettre en place pour les entreprises. De telles méthodes semblent déjà disponibles.
La taxe carbone sur la consommation finale pourrait être mise en œuvre progressivement en commençant par les produits dont l’empreinte carbone est mesurable avec le plus de précision.
Comme la TVA, une taxe carbone de ce type pèserait sur le pouvoir d’achat des ménages et plus particulièrement sur celui des plus modestes et de ceux qui peuvent plus difficilement éviter la consommation de produits carbonés pour se chauffer et se déplacer vers leur lieu de travail. La part de la consommation dans le revenu et la part des produits carbonés dans la consommation sont plus élevés pour les ménages modestes que pour les plus aisés.
Les recettes supplémentaires devraient donc être, pour une large part, affectées au financement de mesures de compensation des ménages modestes pénalisés (pour le conseil national de la productivité, cette compensation devrait précéder la mise en place de la taxe). Dans une note de 2019, le conseil d’analyse économique a montré que des transferts aux ménages conditionnés par leurs revenus et leur lieu de résidence peuvent réduire significativement l’ampleur de ce problème de justice sociale.
L’affectation de recettes fiscales à des dépenses particulières à travers des fonds spéciaux n’est généralement pas souhaitable. Elle incite en effet les gestionnaires à utiliser toutes les recettes affectées indépendamment de l’utilité des dépenses engagées. Elle complexifie l’architecture budgétaire au détriment de la lisibilité et de la bonne compréhension des arbitrages. Elle peut toutefois faciliter l’acceptabilité sociale d’une nouvelle taxe. Compte-tenu de l’enjeu du changement climatique et de la forte opposition à une taxe carbone manifestée lors de la crise des gilets jaunes, cet avantage en termes d’acceptabilité est déterminant.
Une telle taxe carbone ne permettrait pas de beaucoup augmenter les recettes publiques, après déduction de ces transferts de compensation aux ménages pénalisés. De plus, si elle est efficace, son assiette, les émissions de carbone, et donc son rendement diminueront. En faisant payer aux ménages et entreprises le prix du carbone, elle les inciterait toutefois à décarboner leur consommation pour les premiers et leurs processus de production pour les deuxièmes, ce qui permettrait de réduire les subventions envisagées par S. Mahfouz et J. Pisani-Ferry pour les y inciter et d’éviter de trop creuser le déficit public.