28/01/2025
La prévision du déficit public
François ECALLE
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La commission des finances de l’Assemblée nationale s’est dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête « afin d’étudier et de rechercher les causes de la variation et des écarts de prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 ».
J’ai été auditionné le 23 janvier 2025, sous serment, par cette commission d’enquête et je présente ci-dessous le texte de mon exposé liminaire.
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les député(e)s, je vous remercie d’abord de m’avoir invité à m’exprimer devant vous. Je me permets d’abord de signaler que FIPECO est une toute petite association où je suis seul à travailler, les autres membres ayant les fonctions d’un comité de lecture. Je ne pourrai donc sans doute pas répondre à toutes vos questions. J’ajoute que je ne représente pas le comité d’experts chargé par le ministre de l’Economie d’examiner les prévisions de finances publiques et que je m’exprime à titre personnel.
A) Prévisions techniques et prévisions officielles
De 1993 à 1997, j’étais le sous-directeur chargé des finances publiques de la direction de la prévision du ministère des Finances, fusionnée depuis avec la direction du trésor. Nous avions alors toujours deux jeux de prévisions, les prévisions techniques internes au ministère et les prévisions officielles normées. J’ai ensuite contribué aux audits demandés par le nouveau Premier ministre en 2002 et en 2012 et j’ai constaté que cela n’avait pas changé. J’ai obtenu les prévisions techniques et celles-ci étaient très différentes des prévisions officielles. Au vu des informations publiées par l’Assemblée nationale et le Sénat au cours de ces derniers mois, j’ai l’impression qu’il y a toujours deux jeux de prévision.
Les prévisions officielles de moyen terme me semblent avoir toujours été normées et construites pour afficher un objectif politique de réduction du déficit public de nature à rassurer nos créanciers et nos partenaires européens. Plus on se rapproche du verdict de l’Insee, plus les prévisions officielles se rapprochent généralement des prévisions techniques.
Je pense que les écarts entre les prévisions des déficits publics de 2023 et 2024 et les déficits constatés ou prévus aujourd’hui relèvent plutôt de l’erreur technique, même si des éléments de « normage » peuvent être identifiés, comme les prévisions de croissance des dépenses des collectivités locales, et même si les prévisions officielles n’ont pas été actualisées aussi vite que les prévisions techniques à la fin de 2023.
Le compte des administrations publiques de 2023 de l’Insee est encore provisoire et celui de 2024 n’est pas encore connu, ce qui invite à la prudence et les dernières nouvelles ne semblent pas mauvaises, mais il est bien probable que ces écarts sont inédits si on met de côté les années de récession et de rebond de l’activité après une récession. Ils tiennent pour partie au scénario macroéconomique mais je ne suis pas un macroéconomiste et je me contenterai donc de parler des dépenses publiques et du passage du scénario économique aux prévisions de recettes en distinguant les problèmes de méthode et les problèmes de gouvernance.
B) Les méthodes de prévision
S’agissant des méthodes, les erreurs ont été faibles sur les dépenses de l’Etat, dont les crédits sont pour la plupart limitatifs et plutôt bien contrôlés, et assez faibles sur les dépenses des administrations sociales, qui sont relativement prévisibles pour un scénario économique donné. Les erreurs sont surtout venues des prévisions de recettes, impôts et cotisations sociales, et des prévisions de dépenses des administrations publiques locales.
La prévision est un art difficile - je me suis trompé quand j’en faisais - et les quatre dernières années ont été marquées par des chocs inédits qui peuvent expliquer des erreurs inédites. Cela dit, les méthodes de prévision du ministère des Finances pourraient être améliorées.
Par exemple, il faudrait réestimer a posteriori l’impact budgétaire des mesures fiscales nouvelles, construire des séries longues de recettes à législation constante pour les principaux prélèvements obligatoires et chercher quels agrégats macroéconomiques sont les mieux corrélés avec ces recettes.
Le dernier acompte de l’impôt sur les sociétés a toujours été très difficile à prévoir mais il faudrait voir si des informations pertinentes pourraient être obtenues de certaines entreprises au moment de la préparation du projet de loi de finances.
Il faudrait chercher avec des méthodes statistiques quels sont les principaux déterminants du produit des impôts locaux et des dépenses des collectivités locales.
Il faudrait aussi examiner plus souvent les méthodes utilisées dans les autres pays.
Les remontées comptables infra annuelles n’ont d’intérêt que si elles peuvent être confrontées à des prévisions mensuelles des recettes et dépenses cohérentes avec les prévisions annuelles. Les méthodes d’élaboration des profils infra annuels des prévisions de recettes et dépenses qui existent au ministère des Finances pourraient sans doute être améliorées.
C) La gouvernance
J’en viens aux questions de gouvernance et je crois nécessaire de distinguer les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante, d’un côté, et les prévisions de moyen terme, pour les années au-delà, d’un autre côté.
Les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante reposent pour beaucoup sur des informations partagées entre les directions du ministère des Finances, de la sécurité sociale et des collectivités locales. Ce partage d’informations n’a jamais été parfait mais je pense qu’il serait pire si les prévisions de finances publiques étaient réalisées par un organisme tiers, ce que je ne conseillerais donc pas. Les équipes chargées de ces prévisions sont très professionnelles et je ne pense pas qu’il serait facile de les remplacer ou de les transférer à l’extérieur du ministère.
Mais les prévisions de l’administration doivent être plus facilement expertisées par des tiers et je pense, par exemple, aux mesures suivantes : enrichir la description des méthodes de prévision dans le rapport sur les voies et moyens ; publier des retours d’expérience sur les écarts entre réalisation et prévision (la direction du trésor l’a fait il y a trois jours) ; confronter plus régulièrement le chiffrage des mesures nouvelles avec celui d’autres organismes ; publier des séries longues de recettes à législation constante pour les principaux impôts ; appeler des chercheurs à travailler sur les déterminants des recettes et dépenses locales ; fournir plus d’information au Haut Conseil des finances publiques, comme les prévisions mensuelles de recettes, lui donner plus de temps pour travailler et lui permettre de s’auto-saisir.
Les prévisions de recettes sont intrinsèquement fragiles et l’Etat ne contrôle pas certaines dépenses, notamment celles des collectivités locales. Ce risque en termes de prévision pourrait être compensé par des efforts plus importants de l’Etat mais ces efforts pourraient être excessifs. L’Etat doit donc inciter plus fortement les collectivités locales à contribuer au redressement des comptes publics.
Sur le rôle du Haut Conseil des finances publiques s’agissant des prévisions pour l’année en cours et l’année suivante, avec ses autres membres, nous nous sommes interrogés sur ce rôle dès notre installation en 2013. Selon la réglementation européenne, le Haut Conseil devait « produire ou approuver » les prévisions économiques et exercer une surveillance du respect des règles budgétaires. La loi organique de 2012 a toutefois seulement prévu qu’il donne un avis consultatif sur les prévisions économiques et qu’il apprécie la « cohérence » entre les soldes structurels du projet de loi de finances et de la loi de programmation.
Nous avons considéré que notre mandat ne pouvait pas se limiter à vérifier que le solde structurel du projet de loi de finances était le même que celui de la loi de programmation et que nous devions apprécier la cohérence globale des prévisions macroéconomiques et de finances publiques.
Nous nous sommes demandé si notre avis sur les prévisions économiques devait se conclure par « nous approuvons » ou nous « n’approuvons pas » ces prévisions. Nous avons considéré que : ce n’était pas la volonté du Parlement ; nous n’obtiendrions sans doute pas les informations du ministère des Finances nécessaires pour prendre une position aussi tranchée ; il est toujours techniquement très difficile d’affirmer qu’une prévision est soit bonne soit mauvaise ; les conséquences d’un avis négatif n’étaient pas claires. En effet, le gouvernement pouvait maintenir ses prévisions et il revenait alors au Conseil constitutionnel de trancher. Mais ne pas approuver la prévision du gouvernement ne signifie pas qu’elle est insincère au sens du Conseil constitutionnel, c’est-à-dire qu’il y a eu volonté de tromperie. Il était donc probable qu’un avis négatif n’aurait pas eu d’effet.
Dans ces conditions, nous avons choisi de conclure les avis du Haut Conseil avec une gamme variée d’adjectifs entre lesquels il n’existe aucun ordre ; plausible, peu réaliste, optimiste etc. Ces avis sont donc difficiles à décrypter et ce fut le cas de ceux qui ont été émis en 2023 et 2024 comme de ceux des années précédentes.
S’agissant des prévisions de moyen terme, les directions du trésor et du budget ont toujours fait des prévisions de moyen terme à politique inchangée, qui n’ont jamais été publiées depuis le début des années 1990. Il faudrait que ces travaux puissent être publiés sous le contrôle d’un tiers de confiance, par exemple le Haut Conseil des finances publiques. Mais il faudrait alors faire comprendre et accepter qu’il existe en même temps deux prévisions de moyen terme : une prévision technique à politique inchangée et la programmation officielle qui suppose la mise en œuvre de mesures nouvelles que le gouvernement ne souhaite pas encore dévoiler, en particulier pour prendre le temps de la concertation. L’écart entre les déficits apparaissant dans ces deux prévisions à un horizon donné mesurerait alors l’ampleur des mesures à prendre pour atteindre les objectifs officiels de déficit et les débats pourraient s’engager sur une base plus claire.