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FIPECO le 06.05.2023                                

Les fiches de l’encyclopédie                        II) Déficit et dette publics, politique budgétaire

18) L’articulation des politiques budgétaire et monétaire

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Les relations entre les marchés de biens et services et les marchés financiers, ainsi qu’entre la politique budgétaire et la politique monétaire, ont été formalisées à la fin des années 1930 par deux économistes, J. Hicks et A. Hansen, dans un modèle de l’économie qui est appelé « modèle IS / LM » et qui s’inspire de la « théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » de J.M. Keynes. Ce modèle est toujours utilisé pour enseigner la macroéconomie et mettre en évidence les relations qui existent entre la « sphère réelle » et la « sphère financière » de l’économie.

Les dispositions du traité de Maastricht reposent toutefois sur des considérations différentes, plus proches d'une vision « classique » de l’économie. La politique monétaire a pour objectif premier de stabiliser les prix sur l'ensemble de la zone euro. Les politiques budgétaires nationales peuvent contribuer à soutenir l’activité à court terme dans les pays membres, en cas d’insuffisante de demande dans une logique keynésienne, mais elles doivent éviter les « déficits excessifs » et viser à long terme la « soutenabilité » des finances publiques.

Cette fiche présente d’abord ces cadres d’analyse traditionnels dans lesquels s’est inscrite la politique monétaire « conventionnelle » de la banque centrale européenne (BCE) jusqu’à la crise de 2008-2009. Elle montre ensuite que celle-ci a conduit à renouveler l’analyse économique de l’articulation des politiques budgétaire et monétaire. Les banques centrales, y compris la BCE en dépit de son statut, ont mis en œuvre des politiques monétaires « non conventionnelles » qui se traduisent notamment par un financement beaucoup plus important des administrations publiques. Enfin sont présentées les conséquences du retour d’une forte inflation en 2022.

A) L’analyse économique traditionnelle

1) L’approche keynésienne

Au cœur du modèle IS / LM se trouve une double relation entre la production (le PIB) et le taux d’intérêt dans une économie.

Selon la première relation, dite IS, le fonctionnement du marché des biens et services dans une économie fermée implique, pour un niveau de la dépense publique fixé par l’Etat et une législation fiscale donnée, que la production soit une fonction décroissante du taux d’intérêt.

Selon la deuxième, dite LM, le fonctionnement des marchés financiers implique, pour une offre de monnaie donnée et fixée par la banque centrale, que le taux d’intérêt soit une fonction croissante de la production.

La relation entre le taux d’intérêt et la production pouvant être représentée à la fois par une courbe croissante et par une courbe décroissante, il n’existe qu’un seul couple possible de valeurs pour le taux d’intérêt et la production, qui correspond au point d’intersection de ces deux courbes. Ce couple de valeurs dépend toutefois du niveau des dépenses publiques fixé par l’Etat (à législation fiscale inchangée) et de l’offre de monnaie de la banque centrale.

Dans ce modèle, une augmentation de la dépense publique, et du déficit public, accroît le PIB mais contribue également, si l’offre de monnaie est inchangée, à relever le taux d’intérêt, ce qui entraîne une baisse de l’investissement privé (on parle d’un « effet d’éviction ») qui elle-même contribue à réduire la production. L’effet total sur la production est néanmoins positif mais il peut l’être beaucoup plus si la banque centrale accommode cette politique budgétaire expansionniste par une augmentation de son offre de monnaie permettant de maintenir le taux d’intérêt à son niveau initial. En revanche, si la banque centrale contrecarre cette politique budgétaire en réduisant son offre de monnaie, le taux d’intérêt augmente encore plus et il peut n’y avoir aucun effet favorable sur la production.   

Ce modèle, qui peut être appliqué avec quelques aménagements à une économie ouverte sur l’extérieur[1], met en évidence l’importance d’une bonne articulation des politiques budgétaire et monétaire, ce qu’il est convenu d’appeler le « policy mix ».

2) Les fondements économiques des dispositions du traité de Maastricht

Les dispositions du traité de Maastricht relatives à la BCE et à la politique monétaire reposent sur des analyses inspirées par une vision plus « classique » de l’économie, qui était fortement soutenue en Allemagne lors de la création de l’euro. Elles étaient néanmoins compatibles avec les enseignements de la macroéconomie jusqu’à la fin des années deux mille.

a) L’approche classique de la politique monétaire

Les coûts de l’inflation sont supérieurs à ses avantages. En effet, si elle peut alléger la charge des agents endettés à condition qu’ils ne soient pas obligés d’emprunter de nouveau à un taux d’intérêt plus élevé, elle rend plus incertaines les perspectives économiques de tous les agents, une inflation plus forte étant également une inflation plus variable, ce qui dissuade notamment les entreprises d’investir et d’embaucher. Elle est en outre injuste car elle avantage ceux dont les revenus ou les actifs sont indexés de droit ou de fait sur les prix et pénalise les autres.

Comme l’écrivait M. Friedman, chef de file de l’école monétariste, « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire en ce sens qu’elle est et qu’elle ne peut être générée que par une augmentation de la quantité de monnaie plus rapide que celle de la production ». Une banque centrale doit donc faire croître la masse monétaire au même rythme que la production.

C’est le seul objectif qu’il faut lui donner. En effet, les variations de la quantité de monnaie en circulation n’ont pas d’impact sur la sphère réelle de l’économie (la production, l’emploi…) et une banque centrale ne peut donc pas réguler l’activité. Non seulement il est inutile de lui donner cet objectif, mais ce serait dangereux car elle pourrait être tentée d’accroître la masse monétaire pour stimuler l’activité. Pour qu’elle s’en tienne à son objectif de stabilisation des prix et échappe à cette tentation, elle doit être indépendante du pouvoir politique.

La régulation des fluctuations conjoncturelles de l’activité économique relève de la politique budgétaire. En particulier, les déficits publics peuvent être augmentés pour relancer la production dans les périodes de faible croissance ou de récession. Des limites doivent toutefois être mises à l’accroissement des déficits et de la dette publics pour que la banque centrale ne se retrouve pas en situation de devoir prêter à un Etat en difficulté financière et d’accroître ainsi la monnaie en circulation au détriment de son objectif de stabilité des prix.

b) L’état de la macroéconomie à la fin des années 2000

Fin des années 2000, les manuels de macroéconomie, comme celui de Blanchard et Cohen, retenaient les enseignements suivants, synthèse des approches keynésiennes et classiques.

Une augmentation de la quantité de monnaie en circulation conduit à court terme, via une baisse du taux d’intérêt et une dépréciation du taux de change, à une augmentation de la production. A moyen terme, la monnaie n’a cependant pas d’effet sur l’activité : les variations de la quantité de monnaie sont complètement transmises aux prix. D’importants déficits budgétaires peuvent ainsi mener à une forte croissance monétaire et à l’hyperinflation. Or, si une inflation nulle présente des inconvénients, l’hyper inflation doit être évitée et les banques centrales doivent viser un taux d’inflation supérieur à zéro mais faible (entre 0 et 4 %). Dans ces conditions, il existe des arguments dans le sens d’une indépendance des banques centrales.

B) La politique monétaire conventionnelle de la BCE

1) Le cadre institutionnel

Les règles relatives à la politique monétaire européenne et au fonctionnement du « système européen de banques centrales » (SEBC), dont la BCE est la tête de réseau, sont fixées par les articles 127 et suivants du traité sur le fonctionnement de l’union européenne ainsi que dans un protocole annexé à celui-ci. Le SEBC regroupe les banques centrales des pays de l’Union européenne, y compris celles dont la monnaie n’est pas l’euro. Celles des pays dont la monnaie est l’euro forment, avec la BCE, « l’Eurosystème ».

Le traité donne pour « mandat » au SEBC de « maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de cet objectif, il apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union ».

L’Eurosystème est dirigé par un directoire de six personnes nommées par le Conseil européen, après consultation du Parlement européen, pour un mandat non renouvelable de 8 ans. Il met notamment en œuvre les décisions du conseil des gouverneurs qui, outre les six membres du directoire, rassemble les gouverneurs des banques centrales des pays de l’Union européenne. En cas de vote, le principe est que chaque membre du conseil dispose d’une voix. Les membres du directoire et les gouverneurs ne peuvent accepter ou solliciter aucune instruction de la part des gouvernements des Etats ou des autres institutions européennes.

En outre, l’article 123 du traité interdit aux banques centrales, européenne et nationales, d’accorder tout type de crédits aux organismes publics des Etats membres de l’Union[2] et d’acquérir « directement » auprès d’eux des « instruments de leur dette ». L’article 124 prohibe tout « accès privilégié » de ces organismes publics aux institutions financières.

2) La politique monétaire de la banque centrale européenne

La BCE a défini la stabilité des prix comme une inflation, mesurée par un « indice des prix à la consommation harmonisé », comprise entre 0 et 2 %, qui a d’abord été plutôt proche de zéro et qui est désormais proche de 2 %.

Pour atteindre cet objectif, elle s’est d’abord donné un objectif intermédiaire de croissance annuelle de la masse monétaire. Celle-ci pose toutefois en pratique des problèmes de définition et de frontière avec des actifs financiers facilement substituables à la monnaie. Il est apparu que la croissance de la masse monétaire, telle que définie par la BCE, était assez erratique, difficilement contrôlable et peu corrélée à court terme à l’inflation.

En conséquence, la BCE s’est ensuite attachée, comme les autres banques centrales, à orienter les taux d’intérêt nominaux vers des niveaux compatibles avec son objectif de stabilisation des prix compte-tenu de la situation économique. Ces taux, comme ceux visés par les autres banques centrales, dépendaient souvent de ses objectifs de taux d’intérêt réel et d’inflation et des écarts entre l’inflation prévue et l’inflation visée, d’une part, et entre la production effective et la « production potentielle », d’autre part comme le modélise la formule dite « règle de Taylor ».

Les banques centrales pouvaient encadrer seulement le taux d’intérêt à très court terme (un à quelques jours) en proposant aux banques de leur prêter en quantité illimitée à un taux fixe qui devient alors la limite supérieure des taux sur le marché monétaire[3] et de leur emprunter en quantité illimitée à un autre taux fixe qui devient alors la limite inférieure des taux sur le marché monétaire. Les taux à long terme correspondant à une succession de taux à court terme anticipés, la fixation des taux courts, dans les limites précédentes, et des indications sur leurs évolutions futures permettaient aux banques centrales d’orienter les taux longs.

Jusqu’à la fin des années 2000, les banques centrales ne devaient en outre courir aucun risque en prêtant aux banques, même pour une nuit. Pour bénéficier de leurs prêts, les établissements financiers devaient donc leur apporter en garantie des actifs de très bonne qualité, c’est-à-dire dont le remboursement était quasiment certain (ces actifs sont « pris en pension » pendant la durée du prêt). Les obligations émises par les Etats de la zone euro étaient considérés jusqu’à la crise de 2008-2009 comme des actifs de très bonne qualité par les banques centrales ou les agences de notation sur lesquelles elles se reposaient parfois pour apprécier cette qualité. La BCE, comme les autres banques centrales, prenaient donc souvent en pension des obligations émises par les Etats de la zone euro, le traité n’interdisant que leur « acquisition directe ».

C) Les politiques monétaires non conventionnelles

1) Les mesures prises par l’ensemble des banques centrales

La crise de 2008-2009 a remis en cause certains des fondements analytiques des politiques monétaires conventionnelles décrites précédemment.

La faillite de la banque Lehman Brothers en 2008 a entraîné une paralysie du marché des prêts interbancaires et mis en évidence les problèmes de liquidité mais aussi de solvabilité de nombreux établissements financiers. Il en est résulté dans tous les pays de l’OCDE une diminution des crédits à l’économie, une récession et une montée de l’endettement public qui ont fragilisé encore plus le système bancaire. D’abord pour arrêter ce cercle vicieux, puis pour relancer l’activité économique et éviter que des faillites de très grandes banques ne provoquent des « crises systémiques », les banques centrales ont fortement réduit les taux d’intérêt à court terme, devenus pendant longtemps négatifs, et mis en œuvre des politiques non conventionnelles consistant d’abord à admettre des actifs de moins bonne qualité en garantie et à allonger la durée de leurs prêts, jusqu’à trois ou quatre ans, pour réduire plus sûrement les taux à long terme.

Les règles prudentielles qui visent à prévenir les faillites bancaires ont ensuite été renforcées dans tous les pays, mais les banques centrales ont maintenu ces mesures non conventionnelles de politique monétaire pour parer un autre danger, celui d’une « déflation », c’est-à-dire d’une inflation durablement négative et donc éloignée de leur objectif.

À l’exception de la BCE dans un premier temps, les banques centrales ne se sont pas contentées de prêter aux banques sur une plus longue durée avec de moins bonnes garanties ; elles ont également acheté des titres émis par des entreprises privées ou par les Etats en principe pour rééquilibrer leurs portefeuilles de titres. En pratique, ces achats ont limité la hausse des « primes de risque » attachés à ces titres et tenant au fait que leurs acheteurs s’inquiétaient des risques de non-remboursement consécutifs à l’augmentation incontrôlée des dettes, notamment publiques. La hausse des taux d’intérêt des obligations publiques, due en l’espèce à la hausse de ces primes, se traduit en effet par une baisse de leur prix et de leur valeur inscrite au bilan des banques et compagnies d’assurances, ce qui risquait de réduire leur solvabilité et de générer des crises financières.

2) Les mesures prises par la BCE

La BCE n’a pas tout de suite suivi les autres banques centrales, parce que le traité lui interdit l’acquisition directe d’instruments de dette des Etats de la zone euro. La crise des dettes publiques de plusieurs pays membres, qui a frappé la zone euro en 2010-2012 et fortement fragilisé le secteur bancaire, l’a cependant conduite à intervenir dès 2010[4] pour acheter des obligations d’Etat sur leur « marché secondaire »[5] alors que ces achats sur le marché secondaire sont économiquement équivalents à des achats sur le marché primaire.

Les titres publics pouvant être achetés par la BCE dans ce cadre étaient toutefois en quantité limitée et les craintes des marchés financiers relatives à la soutenabilité des dettes de certains pays n’ont pas diminué. Aussi la BCE a-t-elle lancé en août 2012 un nouveau programme d’achat de titres publics sur le marché secondaire, appelé « Outright Monetary Transactions » (OMT),  cette fois pour des quantités illimitées, qui a concrétisé le « whatever it takes » de Mario Draghi. Ces achats ne peuvent cependant concerner que des titres émis par des pays bénéficiant d’un soutien des autres membres de la zone euro dans le cadre du « mécanisme européen de stabilité » (MES). Ce « mécanisme » est un fonds doté en capital par les Etats de la zone euro et bénéficiant de leur garantie pour emprunter et prêter à des Etats en difficulté de la zone, ou à leurs établissements financiers, en contrepartie de mesures de redressement de leur économie et de leurs finances publiques. Les craintes des créanciers des Etats en difficulté de la zone euro se sont nettement atténuées du fait de l’existence de ce programme et sans qu’il ait été mis en œuvre.

En janvier 2015, la BCE a annoncé un programme d’assouplissement quantitatif (« quantitative easing »), consistant à acheter pour 60 Md€ d’actifs, privés ou publics, chaque mois jusqu’à septembre 2016, voire au-delà si l’inflation ne retrouvait pas à cet horizon un rythme proche de 2 %. Il a été étendu en mars 2016 à 80 Md€ par mois jusqu’à mars 2017, puis ramené en décembre 2016 à 60 Md€ par mois mais jusqu’à la fin de 2017. Il a été prolongé en 2018 à hauteur de 30 Md€ par mois et arrêté à la fin de l’année. Il a été repris en novembre 2019 à hauteur de 20 Md€ par mois.

Dans le cadre de cet assouplissement quantitatif, une enveloppe spécifique est affecté aux achats de titres publics (« public sector purchase programme »). Elle est répartie entre les pays membres de la zone euro au prorata de leur contribution au capital de la BCE, dont la clé de répartition dépend de la population et du PIB.

En mars 2020, la crise sanitaire a conduit à la création d’un « pandemic emergency purchase programme » (PEPP) doté de 500 Md€, portés à 1 850 Md€ fin 2020, destiné à acheter des titres publics et privés avec une clé de répartition entre les états qui dépend toujours de leur contribution au capital de la BCE mais qui peut être appliquée avec une certaine flexibilité de sorte de limiter les primes de risque sur les obligations des états les plus fragiles.

Selon une étude de l’OFCE, les banques centrales de la zone euro ont acheté 58 % des emprunts publics émis en 2020 (73 % pour la France) et détenaient 25 % du stock de dettes publiques à la fin de l’année (23 % pour la France). A la fin de 2022, la Banque de France détenait environ 24 % de la dette publique française pour le compte de la BCE.

3) Les risques

En dépit de la quantité considérable de monnaie mise en circulation par les banques centrales, qui s’est traduit par le gonflement de la taille de leurs bilans, l’inflation est restée proche de zéro et les risques de déflation n’étaient pas nuls jusqu’à 2021. La monnaie ainsi créée était pour l’essentiel conservée par les banques sur leurs comptes courants auprès des banques centrales, en partie parce que les nouvelles règles prudentielles les y incitent.

Il apparaît désormais que la croissance de la masse monétaire et la faiblesse des taux d’intérêt ne se traduisent pas nécessairement par une inflation sous forme de hausse des prix à la consommation mais plutôt par une hausse, parfois de nature spéculative, du prix des actifs tels que les actions, les devises, les biens immobiliers, les matières premières, voire les obligations publiques. La faiblesse des taux d’intérêt incite en effet les investisseurs à choisir des placements présentant des rendements plus élevés sans toujours en mesurer les risques. Or l’explosion de ces « bulles spéculatives » peut entraîner des crises très dommageables à l’économie réelle. Certains économistes considèrent d’ailleurs que la crise de 2008-2009 est la conséquence de l’explosion de bulles spéculatives, sur les prix de l’immobilier aux États-Unis notamment, qui se sont formées sous l’effet de la politique monétaire expansionniste de la réserve fédérale américaine au cours des années précédentes. La hausse du prix des actifs a en outre pour effet de renforcer la concentration du patrimoine et d’accroître les inégalités.

Le financement, direct ou indirect, des administrations publiques par les banques centrales à des taux négatifs peut en outre inciter les gouvernements à toujours repousser les efforts nécessaires pour stabiliser la dette publique et en assurer la soutenabilité.

D) Les conséquences du retour d’une forte inflation

La reprise de l’activité économique en 2021 puis l’attaque de l’Ukraine par la Russie ont entraîné une forte hausse des prix industriels et agricoles dans tous les pays. Les économistes et les banques centrales ont d’abord considéré qu’il s’agissait d’un choc temporaire sur les prix résultant d’un choc d’offre négatif (pénuries liées aux sanctions…) lui-même temporaire. La hausse des prix a toutefois duré suffisamment longtemps pour induire une hausse des salaires qui elle-même contribue à l’augmentation des prix, ce qui peut conduire à une hause forte et durable du taux d’inflation. Plusieurs pays de l’OCDE enregistraient ainsi un taux d’inflation supérieur à 10 % en 2022 et pour beaucoup d’entre eux il s’agissait de taux inédits depuis plusieurs décennies.

Les banques centrales ont réagi en prenant deux types de mesures : d’une part, le relèvement des taux à court terme qu’elles contrôlent ; d’autre part, l’arrêt de leurs achats de titres (fin du « quantitative easing »). La BCE a en outre créé un nouvel instrument.

1) La hausse des taux d’intérêt

Comme les autres banques centrales, la BCE a progressivement relevé ses taux d’intérêts directeurs. Lors de sa réunion du 4 mai 2023, elle les a fixés dans une fourchette allant de 3,25 % à 4,00 %. Maintenant son objectif de ramener l’inflation à 2,0 %, elle n’a pas exclu de nouvelles hausses.

Une autre note sur ce site montre les effets combinés d’une hausse de l’inflation et des taux d’intérêt sur la dette publique.

2) La réduction du stock de titres publics

La BCE a d’abord annoncé que le « pandemic emergency purchase programme » serait arrêté en mars 2022 et qu’elle se limiterait à compenser le remboursement des titres déjà acquis par de nouveaux achats en maintenant son stock inchangé.

Au début de 2023, la BCE a commencé à réduire de 15 Md€ par mois son portefeuille de titres publics et privés acquis en dehors du programme PEPP. Le 4 mai 2023, elle a décidé de ne plus financer le remboursement des titres arrivant à échéance à partir du mois de juillet. Cela signifie que son stock de titres diminuera au fur et à mesure des remboursements et que les états devront financer le remboursement de leurs dettes en empruntant de nouveau sur les marchés financiers.

S’agissant du programme PEPP, elle continuera à financer le remboursement des titres arrivant à échéance au moins jusqu’à la fin de 2024.

3) Le nouvel instrument de la BCE

Le 21 juillet 2022, la BCE a relevé ses taux directeurs de 50 points de base et présenté un nouvel « instrument de protection de la transmission » (IPT) de la politique monétaire dans l’ensemble de la zone euro. Il lui permettra en pratique d’acheter, sans limite, des titres émis par un Etat confronté à une dégradation de ses conditions de financement non justifiée par les « fondamentaux » du pays.

Or, un programme de cette nature existe déjà avec l’OMT mais, au début de la crise sanitaire, l’Italie avait déclaré qu’elle ne passerait jamais d’accord avec le MES et il est en effet probable qu’elle s’y refusera, comme d’autres pays du sud de l’Europe. Il n’y a donc aucune référence au MES dans les conditions d’activation de l’IPT et la BCE pourra être seule (sans le MES) à soutenir un pays en difficulté.

Les pays du nord de l’Europe ne peuvent cependant pas accepter que la BCE apporte un soutien illimité à un Etat au seul motif que ses conditions de financement se détériorent sans que ce soit justifié par ses « fondamentaux », notion trop floue. En conséquence, ils ont obtenu que la BCE prenne en considération un ensemble de critères macroéconomiques et budgétaires pour décider d’activer l’IPT.

En particulier, le pays concerné devra avoir respecté les règles budgétaires européennes ou suivi les recommandations qui lui auront été faites par le Conseil de l’Union européenne dans le cadre de la procédure relative aux « déficits excessifs ». Il devra également avoir respecté les règles ou suivi les recommandations relatives aux « déséquilibres macroéconomiques » ou encore mis en œuvre les réformes annoncées pour bénéficier du plan de relance européen. Pour apprécier le respect de ces critères, la BCE s’appuiera sans doute sur les conclusions et recommandations du Conseil de l’Union européenne.

Enfin, la BCE tiendra compte de la soutenabilité de la dette publique du pays concerné en s’appuyant sur les analyses de la Commission européenne mais aussi sur celles du FMI ou d’autres institutions et sur celles de ses services. Elle se donne ainsi le pouvoir d’apprécier elle-même cette soutenabilité, indépendamment de l’avis du Conseil sur le respect des règles budgétaires.

C’est essentiel parce que le Conseil, pour des raisons politiques, a toujours considéré que ses recommandations étaient suivies d’effet pour ne jamais sanctionner un pays. La BCE se donne ainsi un nouveau rôle de gardienne de la soutenabilité des dettes publiques. Ce n’est pas vraiment dans son mandat et elle sera sans doute accusée d’être une gardienne trop zélée par certains pays et trop souple par d’autres.

La question fondamentale pour apprécier la soutenabilité de la dette publique d’un pays est désormais de savoir si la BCE actionnerait cet IPT en cas de forte hausse de sa prime de risque.

 

[1] Dans ce cas, l’effet d’éviction sur la production du secteur privé passe par une appréciation de la monnaie.

[2] Hors établissements publics de crédit qui sont traités, dans le cadre de la politique monétaire, comme les établissements financiers privés.

[3] Le marché des prêts et emprunts à très court terme entre banques.

[4] Programme SMP pour « securities market programme ».

[5] Les obligations sont émises et souscrites sur un « marché primaire » puis échangées sur un marché secondaire.

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